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11 janvier 2012

Jazz

Jazz toni morrison018Jazz

Toni Morrison

Édition 10/18  Domaine étranger ( Christion Bourgois)

Année 1992

 Traduction française 1993

 

 

Après Joyce Carol Oates, Toni Morrison incarne l’autre Grande Dame des Lettres américaines. Allez savoir pourquoi  en pareil cas, j’ai  souvent tendance à aborder leurs œuvres avec une sorte de timidité, bien que je reste parfaitement consciente que mon ressenti n’influera rien sur leur  réputation. N’empêche ce roman, Jazz, au titre si bref, m’impressionnait…

Et de fait, Toni Morrison bouscule ici les idées préconçues. Je ne vous apprendrais sans doute pas le sens initial en anglais du mot Jazz : «  all that jazz », entendez tout ce bazar, ce boucan… Bref, il faut s’attendre à une sorte de méli-mélo pas très organisé,   un texte qui part sur plusieurs pistes, un ensemble vocal dissonant  et un brin cacophonique.

Soit trois  ou quatre personnages à qui Toni Morrison accorde sa plume. Ces voix expriment tour à tour leur témoignage réciproque sur ce quartier de la « grande ville », et plus particulièrement sur le voisinage des habitants de l’avenue Lennox qui fonctionne comme l’artère principale du quartier.  Dans un premier temps, il s’agira de détailler la vie de Violette, l’épouse de Joe. Le couple est au cœur des commérages du quartier parce qu’ils sont au coeur d’une affaire qui n’est même plus triste tellement elle suscite de commentaires. Violette est jugée folle pour avoir agressé une morte, mais qui ne le serait pas, après tout ?

Sur ce mode mi- ragot mi- conversation à cœur ouvert, le lecteur de Jazz va errer dans l’espace et dans le temps, pour parvenir en fin de compte à reconstituer le parcours littéral et sentimental de ces  personnages   qui ont fini par échouer dans la Ville comme des papillons autour d’une lampe  allumée dans la nuit.

« Si je me souviens bien, à ce déjeuner d’octobre chez Alice Manfred, quelque chose n’allait pas. Alice était vague et tous ceux qui passaient une demi-heure avec elle  savaient que ce n’était pas son genre. C’était une femme qui pouvait réduire les commérages qui s’emballaient à un simple gloussement.

(…)

Tout le mode a besoin d’un tas de journaux : pour éplucher les patates dessus, servir à la salle de bain, envelopper les ordures. Mais pas comme Alice Manfred. Elle devait les  lire et les relire, autrement pourquoi les garder ? Et quand elle lisait deux fois le journal, elle en  savait trop peu sur trop de choses.…

(…)

Vers la fin mars, Alice Manfred a mis de côté ses aiguilles pour repenser à ce qu’elle appelait l’impunité de l’homme qui avait tué sa nièce uniquement parce qu’il pouvait. Ça n’avait pas été difficile à faire ; ça ne l’avait même pas fait réfléchir au danger où il se mettait. Il l’avait fait, c’est tout. Un homme. Une fille sans défense. La mort.(…) Un homme gentil, bon voisin, genre tout-le-monde-le-connaît. ( pages 85 à 89)

Le  regard  d’Alice est très particulier car il permet de comprendre à quel point les protagonistes du drame sont plus victimes que bourreaux. Et malgré cette apparence de  victimes, ils n’en sont pas moins responsables des violences qui leur sont faites. Ainsi Alice a elle-même permis à Joe de devenir l’amant de sa nièce Dorcas, elle a accueilli l’homme chez elle, et à l’encontre de toute opinion publique, elle va accepter de recevoir et d’écouter Violette, après qu’elle a commis l’impensable.

 Au début du siècle, Joe et Violette se sont rencontrés dans le Sud, entre récoltes de coton et chasse sauvage, dans la confusion de leurs statuts d’anciens esclaves, et ils ont fini par penser tous deux qu’ils s’aimeraient mieux loin de leurs racines. Mais la Ville a usé leurs illusions, et le couple s’est  stratifié dans une routine sans issue. Alors Joe a fini par se choisir une maîtresse, histoire de se sentir encore vivant.

Un jour, le drame éclate. Joe tue sa maîtresse. Le pourquoi viendra longuement après avoir entendu Joe retracer ses doutes et ses choix, le vertige sans fond de son aventure avec Dorcas,   qui n’exclut pas pour autant l’amour qui le lie à Violette.

Extraits pages 136- 137 :

«  Ou alors c’est d’abord qu’il se plaint lui-même d’être fidèle. Et si cette vertu est ignorée, que personne ne bondit pour le féliciter, ce sentiment se change en ressentiment qu’il a peine à comprendre mais pas à diriger contre les jeunes caïds, brutaux et rayonnants, qui sont aux coins des rues. Prenez garde. Prenez garde à un homme fidèle proche de la cinquantaine. Parce qu’il n’a jamais fricoté avec une  autre femme ; parce qu’il a choisi cette jeune fille pour l’aimer, il se croit libre. (…) …libre de faire une folie.

Croyez- moi sur parole, il est prisonnier de cette voie.… C’est comme ça que la ville vous fait tourner. Vous fait faire ce qu’elle veut, aller où le disent les rues toutes tracées. Tout en vous laissant croire que vous êtes libre…Quoiqu’il arrive, devenez riche ou pauvre, mourez de maladie ou mourez de vieillesse, vous finirez toujours là d’où vous êtes parti : affamé de ce que tout le monde perd — un jeune amour.

Voilà Dorcas, aucun doute. Jeune mais avertie. C’est la douceur personnelle de Joe — comme un bonbon. (…) »

 

Violette et  Joe,   tout comme Dorcas, Malvonne ou Alice, les autres protagonistes de ce récit multiforme, ne sont ni fous ni monstrueux. Ils  sont simplement inadaptés à leur environnement, à la dureté des mœurs de ce XXème siècle où les bouleversements de la société  s’accélèrent  à un rythme forcené .  De la  barbarie du monde initial qui les a poussés vers la ville  jusqu’à la vie urbaine désordonnée,   abolition des règles sociales et morales, fausse réalité des soirées au  club, attrait de la prohibition, perte des repères simplistes qui ont forgé leur jeunesse. De fait, Toni Morrison  se réfère moins à la musique qu’au vertige de l’âme de ses personnages. Elle leur donne à chanter les désarrois d’un peuple à jamais déraciné.

 

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