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29 juillet 2012

Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants

Arrachez les bourgeons038

Kenzaburô ÔÉ

Arrachez les bourgeons Tirez sur les enfants

Traduction Ryôji Nakamura et René de Ceccatty

 

Œuvre originale : 1958

Collection L’Imaginaire de Gallimard

1ère traduction 1996 en France (Prix Nobel de Littérature 1994)

ISBN 978-2-07-013690-2     (janvier 2012)

 

 

Refermer cet ouvrage, inspirer un grand coup, regarder le ciel bleu et les feuillages vert argenté tremblant sous le léger Mistral de ce dimanche après-midi.

Et se dire que décidemment, la Barbarie n’a pas de limites, que le vingtième siècle n’a pas fini d’éructer ses miasmes d’horreur et de cruauté.

La lecture d’une telle œuvre mérite peut-être qu’on laisse reposer l’émotion vive, décanter la réaction affective, que l’on se donne quelques jours pour relativiser les effets romanesques au profit de la raison historique et sociale, qu’il faut  faire la part de l’exotisme, que sais-je…

Et puis non, Kenzaburô ÔÉ n’a pas composé son récit pour qu’on ferme les yeux, pour qu’on apaise nos troubles en considérant qu’il s’agit d’un autre temps, d’une autre culture. Le Mal à l’état pur qui nous est présenté ici appartient à l'espèce humaine, et toute piqûre de rappel est bonne à prendre.

 

Alors donc, entrons dans le Japon des années de guerre, au moment où le déroulement du conflit amorce le déclin des forces de l’Empire nippon. Les bombardements intensifs poussent le directeur d’une maison de correction à envoyer ses pensionnaires à l’intérieur

du pays, dans les montagnes boisées, loin du danger des batailles. Le récit du périple et des événements nous parvient grâce aux mots d’un des enfants du groupe.  Ce narrateur n’est pas un enfant de chœur, il a été placé dans l’institution de redressement pour quelques fautes «  graves » au regard des coutumes, mais il n’est encore qu’un être non sevré de tendresse, ce que l’on sent aux soins particuliers qu’il octroie à son petit frère. Le voyage s’effectue par étapes, à pied évidemment, et les habitants des villages traversés n’ont guère de compassion à l’égard de ceux qu’ils prennent pour de la mauvaise graine. Mais ce n’est rien en comparaison du traitement que leur réserve la communauté d’un village isolé dans la Montagne, où diverses péripéties les obligent à séjourner quelques jours. Leur éducateur se joint aux recherches d’un déserteur, les abandonnant  à la merci de ces paysans brutaux, avares,   suspicieux et sans scrupules.

Survient la maladie… Elle était déjà dans le corps d’un des enfants, dont la mort solitaire, sans compassion soulève déjà la fureur du groupe. Pourquoi ces adultes ne sont-ils pas capables d’un geste de sollicitude ?

Sans ménagement, les villageois profitent de leurs pensionnaires pour enterrer leurs animaux domestiques, atteints eux aussi d’un mal qui se répand vite et fait peur… Les enfants sont obligés de gagner leurs maigres portions de riz en enterrant les cadavres putréfiés. Une villageoise tombe malade à son tour, et s’en est trop pour les paysans : ils quittent les lieux en cachette, obturant l’unique voie de sortie du village. Voilà le groupe enfermé dans  la petite bourgade, condamné à se débrouiller comme ils le peuvent pour éviter de périr de faim.

 

En fait, ils ne sont pas si seuls. En pénétrant dans les misérables maisons des paysans, ils découvrent d’abord une paysanne agonisante et sa petite fille dans un hangar à l’écart. Puis ils font la connaissance de Lee, un garçon coréen isolé dans le quartier réservé à ces  émigrés  parias. Peu après, c’est le soldat fugitif qu’ils découvrent… La vie se réorganise avec pragmatisme. La solidarité et l’art de la vie sauvage apportent tout à coup un formidable souffle à ces enfants. Une fête magnifique s’organise un soir autour d’un feu de joie, la vie l’emporte, le narrateur baigne dans les délices d’un amour juvénile.

Mais cette nuit de réjouissances tourne mal.

La petite fille meurt, foudroyée par le Mal. Le chien l’a mordue peu avant, il est sauvagement sacrifié. Le petit frèrequi  s’était pris d’affection pour le chien ne supporte pas ce jugement brutal et sans appel. Il s’enfuit, et tandis que le narrateur nous livre son désarroi devant l’abandon des deux êtres qu’il aime, les paysans sont de retour.

C’est à ce moment que la cruauté atteint son paroxysme.

Oh tu charries, plus noir que ça, ce n’est guère possible… Allez-vous argumenter.

 

Curieusement, Kenzaburô ÔÉ ne ménage pas de suspense dans la montée de son intrigue. Tous ses chapitres sont intitulés de manière très explicite. Je pense que l’auteur ne cherche pas à nous tenir en haleine, à nous servir une histoire.  Ce qui m’autorise à vous dévoiler la majeure partie du roman. L’objectif de l’écrivain est de nous confronter individuellement à nos responsabilités, au laissez faire lâche qu’observent les groupes, les peuples devant l’arbitraire et la terreur. Il me semble que le message auquel ÔÉ veut nous sensibiliser, c’est l’exercice de la rébellion de son narrateur, le courage qu’il puise dans son désespoir, la haine de l’injustice, le pari de la mort presque certaine plutôt que de céder encore une fois…

Une histoire si proche de celles qui se sont déroulées dans les mêmes années sous des ciels obscurs, dans des camps, des ghettos, dans nos villes parfois. `

Le Mal est universel, ÔÉ le clame si fort.

Il a écrit cette histoire une décennie seulement après la fin de la seconde guerre mondiale, dans un Japon qui souffrait toujours de sa défaite et des conditions de sa reddition. La violence qui se dégage de ces pages illustre la spirale engendrée par la force et l’arbitraire.

Un tel ouvrage doit laisser des traces, marquer les esprits. Il est de ceux qu’il faut lire, tout simplement.

 

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