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26 janvier 2013

Le sermon sur la chute de Rome

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Le sermon sur la chute de Rome

Jérôme Ferrari

Actes Sud (Août 2012)

 

ISBN :978-2-330-01259-5

 

 

Ce Goncourt 2012 restera certainement comme un OLI (objet de lecture inattendue). Pour une fois, l’originalité du sujet et le style de l’auteur justifient l’éclairage prestigieux jeté sur ce roman. Pour ceux d’entre vous, lecteurs attentifs mais timides, qui se décourageraient à la perspective d’un discours jugé « intello », leçon de philosophie assénée au prétexte d’une illustration romanesque, détrompez-vous. Ce fameux sermon d’Augustin, vous le découvrirez bel et bien, non seulement au fil des pages, mais en postface, sans en sentir la  moindre volonté moralisatrice. Même si, à tout prendre, les considérations de l’auteur sur la genèse du drame narré n’échappent pas  à l’élaboration du mécanisme vital : «  Tu es étonné parce que le monde touche à sa fin ? Étonne-toi plutôt de le voir parvenu à un âge si avancé. Le monde est comme un homme : il naît, il grandit, il meurt… ». L’exergue du roman s’appuie sans ambiguïté sur cet extrait du sermon 81, §8, décembre 410, prononcé à Hippone, cité devenue par la suite Bône  puis de nos jours Annaba.

La densité du récit tient autant aux destins de ses personnages qu’à la construction des séquences et  à la langue tenue, précise, d’une rigueur grammaticale devenue trop rare. Le phrasé ample emmène le lecteur dans l’envol de constructions où il pense perdre le souffle, avant de s’apercevoir, incrédule, que son attention s’est prise au  rythme du discours comme un couple de danseurs glisse en harmonie sur des figures acrobatiques.

En voici un exemple  évident, la phrase qui explore le mystère de la pulsion de vie qui préside à la naissance de Marcel. (Pages 13-16)

«  Mais il n’est pas mort et il rentre au village en février 1919 afin que Marcel puisse voir le jour. Ses cils ont brûlé, les ongles de ses mains sont rongés par l’acide et l’on voit sur ses lèvres craquelées les traces blanches de peaux mortes dont il ne pourra jamais se débarrasser. Il a sans doute regardé ses enfants sans les reconnaître mais son épouse n’avait pas changé parce qu’elle n’avait jamais été ni jeune ni fraîche, et il l’a serrée contre lui bien que Marcel n’ait jamais compris ce qui avait pu pousser l’un vers l’autre ces deux corps desséchés et rompus, ce ne pouvait être le désir, ni même un instinct animal, peut-être était-ce seulement parce que Marcel avait besoin de leur étreinte pour quitter les limbes au fond desquels il guettait depuis si longtemps, attendant de naître, et c’est pour répondre à son appel silencieux qu’ils ont rampé cette nuit-là l’un sur l’autre dans l’obscurité de leur chambre, sans faire de bruit pour ne pas alerter Jean-Baptiste et Jeanne-Marie… » 

 

Le roman débute par la genèse de la famille de Marcel et de Mathieu, le grand-père et son petit-fils, Corses d’origine, même si Marcel  le premier a quitté le pays pour tenter sa  carrière dans un ailleurs imaginé plus exotique, avant de revenir au village finir une vie médiocre, pleine de frustrations. De manière saisissante, c’est en contemplant fréquemment une photo de famille où il ne figure pas encore, que Marcel ressent cette colère amère.  C’est que l’homme ressent combien sa vie entière s’est déroulée sur un sentiment d’exclusion : s’il n’est pas sur cette photo, c’est qu’il est né  d’une pulsion de vie délétère, entre deux morts-vivants qu’étaient ses parents au sortir de la Grande Guerre. À l’opposé du modèle de son beau-frère, André Degorce     (personnage central  d’un roman précédent  Où j’ai laissé mon âme), Marcel ne vit pas la seconde  guerre mondiale avec l’héroïsme rêvé, et quand il est nommé administrateur en AOF, il occupe des postes isolés dans la brousse, sans envergure et sans pouvoir… D’ailleurs, l’empire colonial français se délite en même temps que s’étiole sa vie personnelle quand sa femme meurt en couche. Marcel décide de ne pas élever Jacques, ce fils dont la naissance évoque la disparition de la seule personne qu’il a aimée. Encore la relation amoureuse de Marcel repose-t-elle autant sur l’éblouissement sensuel que sur un sentiment de supériorité due à la stupidité avérée de sa compagne. Le nourrisson confié à sa sœur Jeanne-Marie, Marcel le sort de son esprit et ne s’en préoccupera que plus tard, pour se scandaliser avec l’opinion générale de l’amour né entre Jacques et sa cousine, Claudie. Et l’on s’étonnera que Mathieu, le petit-fils développe la même capacité à mettre de côté personnes et événements dérangeants. Avant même d’entrer plus avant dans le déroulement d’une intrigue plus complexe,   découverte au fil de séquences  alternées à la chronologie contournée, on voit bien comment Jérôme Ferrari fonde l’existence de ses personnages sur le cycle inhérent à toute vie, de la naissance parfois  fortuite à la mort succédant inexorablement à l’apogée.

 

Car le destin de Marcel n’est somme toute qu’un épiphénomène emblématique du drame central qui se déroule progressivement dans ce village de la montagne Corse. Au cours des vacances passées dans la maison familiale, Mathieu s’est lié d’une amitié fraternelle avec Libero, fils d’une famille de paysans sardes émigrés. Les deux garçons évoluent parallèlement, et entreprennent des études de philosophie. Mais ce n’est pas fortuit si Mathieu, enfant surprotégé, développe une affinité avec Leibniz et son optimisme volontariste, tandis que Libero, exposé à la rudesse de son statut d’émigré pauvre,   s’attache à l’analyse critique et pragmatique dont Augustin exprime la quintessence. Le facteur déclenchant du déraillement de leurs destins leur apparaît par hasard, quand Libero apprend que le bar du village est au centre d’une énième faillite, véritable malédiction pesant  sur le lieu ou sa fonction. Comme sur un coup de dé, les deux amis ressentent la vacuité de leurs recherches et décident de se prendre au jeu de l’aventure.  Est-ce parce que Jacques et Claudie se heurtent à ce projet, Marcel, qui déteste manifestement son petit-fils, décide de l’aider et lui propose un pacte, que Mathieu s’empresse d’accepter sans peser plus avant ses motivations. Libero et Mathieu se lancent, et de toute évidence, l’optimisme et la jouissance du moment réussissent à l’entreprise. Le café, et le village isolé par son truchement, revivent. Conquête des clients, les locaux qu’il faut amadouer pour en faire des habitués, les touristes de passage qu’il faut bluffer, séduire et plumer, Libero et Mathieu ont compris les ressorts du commerce, aidés par le personnel recruté grâce aux bons conseils de relations avisées. Très vite, l’expérimentée Annie sait comment attirer et séduire la clientèle autochtone, y compris par un comportement graveleux qui ne surprend qu’un temps les deux amis. Surviennent quatre employées féminines logées à la bonne franquette, ce petit cercle organise un monde à lui, fondé sur le mouvement, l’alcool,   le sexe  et la fête sans limites. Mais toute société possède son mouton noir, et quelque chose se fissure dans le royaume du bar. Pierre Emmanuel Colonna, arrivé là comme gamin guitariste chargé de l’animation estivale, s’est ancré dans le paysage, il marche sur les brisées des aînés jusqu’à y étendre ses ailes. Peu à peu, les relations festives dérapent, et le jeu se termine très mal, sous les réprobations d’Aurélie, la sœur de Mathieu, qui pour éloignée qu’elle se tienne de ce monde superficiel, n’en perçoit pas moins la gangrène insidieuse.

En tout, le roman tient sur 200 pages, mais la construction en est très dense, le personnage d’Aurélie, comme le sort de ses parents, ou la famille de Libero, sont autant de piliers qui participent à l’élaboration d’un univers spécifique. Ferrari y sème quelques anecdotes amusantes, propres à alléger le propos sans déparer l’atmosphère générale.  Ne ratez pas la lecture de ce roman fort et parfois déconcertant, qui nous rappelle combien toute vie est éphémère et fragile, et pourquoi il y est si facile de s’y perdre de vue, ce qui revient à hâter notre déclin.

 

 

 

 

 

Extraits : Libero, page 48 :

« Libero était le plus jeune de onze frères et sœurs dont sauveur, l’aîné, avait près de vingt-cinq ans de plus que lui. Il n’avait pas connu les insultes et la haine qui attendaient ici les immigrés sardes, le travail sous-payé, le mépris, le chauffeur du car  scolaire, à moitié ivre, qui donnait des coups aux enfants quand ils passaient près de lui. » 

Pages 76-78 :

« Au début du mois de février, un inconnu se mit à tuer des soldats italiens isolés, toutes les semaines, avec une implacable régularité. On retrouvait les cadavres étendus dans la boue, près d’une moto renversée, sur des routes de montagne, dans un rayon de quelques kilomètres autour du village. Ils avaient été abattus à la chevrotine et parfois achevés d’un coup de couteau dans la gorge, saignés comme des porcs, certains avaient été plus ou moins dévêtus et tous avaient été affreusement déchaussés. Les chaussures demeuraient introuvables et c’était ce détail, pourtant anodin qui frappait les esprits de respect et de terreur, comme si l’assassin se livrait à un rituel d’autant plus épouvantable qu’il était  incompréhensible…(…)Au printemps, le tueur mystérieux cessa de faire parler de lui et personne ne sut s’il avait péri ou s’il avait regagné le séjour céleste dans l’attente de l’Apocalypse. Le mystère ne fut résolu que pendant le soulèvement de septembre … »

 

 

 

 

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